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Les nouvelles chroniques d'Annamel : Velux (épisodes précédents)





Les personnages :

Velux : le teckel à poil dur des Balbe. Poivre et sel, teigneux. Il aboie à tout bout de champ et a déjà déchiqueté les sacs à main de plusieurs femmes du village. Totalement imperméable à la culpabilité. Pas très futé.

La femme du maire : Odette Marie Balbe, petite souris toute menue d’1,50 m. Folle de son grand loup qu’elle admire passionnément.

Joseph Balbe est le frère du maire. C’est un taiseux. Une grande tige toute maigre. Il a un garage et ne quitte jamais sa combinaison bleu pétrole. Il mène son affaire tranquillement mais ça fait 18 ans qu’il n’a pas dit un mot à son frère. Il n’est pas violent. Il l’ignore. Il a une chatte, Cléo, qui ne le quitte jamais et qui s’installe sur les sièges des voitures pendant qu’il les répare.

Solange tient la boulangerie. C’est une belle femme qui aime les bonnes choses et qui ne mâche pas ses mots. Le bruit court qu’elle aurait le béguin pour Monsieur le Maire et que lui ne serait pas indifférent.

Robert Lebranchu est le directeur de l’école municipale de garçons. C’est un radical socialiste. Il est candidat à chaque élection municipale et il espère bien, cette fois-ci, faire sauter le maire qui est, à tous points de vue, bien trop encombrant. Il a un 2 CV bleue qu’il choie soigneusement. Il n’hésite pas à distribuer quelques claques ici ou là derrière les oreilles des gamins. On ne lui connaît pas de femme.


Samedi 29 janvier.

C’est le silence qui a réveillé JBB. JBB pour Jean Bernard Balbe, même si personne, depuis le jour de sa naissance, ne l’avait appelé autrement que JBB ou encore JB carré, au point que certains journalistes restaient persuadés que le vrai nom du maire de Cons sur Lombe était Jean Baptiste Carré, ce que JBB ne démentait jamais par principe de précaution.

Ce matin-là donc, c’est en quelque sorte la sonnerie du silence qui avait réveillé JBB en sursaut. « Il se passe quelque chose » avait-t-il pensé en enfilant son ridicule peignoir qui ne pouvait en aucune façon recouvrir l’incroyable circonférence de son ventre. Neuf heures. Il avait dormi deux heures de plus que d’habitude. Odette n’était pas dans le lit mais cela n’avait rien d’extraordinaire puisqu’elle se levait tous les jours à 6h12 et vaquait aux soins de la maison, ou du moins, c’est ce que JBB pensait car il ne lui avait jamais vraiment demandé ce qu’elle faisait à cette heure matinale. Dans les couples, il est des questions qu’il est préférable de ne pas poser. Non, l’insolite était ailleurs. Il lui fallut un certain temps pour comprendre que l’absence déconcertante de bruit provenait de son chien Velux. Ou plutôt de l’absence de son chien, Velux. Velux avait consciencieusement réveillé son maître tous les jours sans exception depuis 7 ans qu’il était né. Il avait un rituel immuable pour démarrer sa journée. Il commençait par gratter rageusement à la porte de la chambre à coucher qu’il finissait par ouvrir. En sautant au moins trois fois sur l’interrupteur du couloir, il parvenait ensuite à allumer la lumière du plafonnier de la chambre, ce qui propulsait une lumière violemment blanche dans la pièce. Puis, dans un accès de folie caractéristique de ce genre de chien, il effectuait en courant une dizaine de diagonales sur le lit en sautant sur le ventre douillet de son maître. Enfin, il s’attaquait sauvagement aux franges du fauteuil sur lequel JBB jetait ses affaires en boule le soir avant de se coucher. Tout ce protocole s’accompagnait de force aboiements, jappements, pleurs, baves et autres délices que les propriétaires de teckels connaissent mieux que moi. Nul doute qu’au fin fond de leur âme, dans un repli bien caché de celle-ci, ces mêmes propriétaires ne s’interrogent sur le drôle de chemin qui les aura conduits, sans que nul ne les y force, à adopter un chien, non seulement incroyablement laid, inepte, méchant et bruyant.


Contre toute logique, Velux était aimé de son maitre. Passionnément. Odette, elle, avait avec lui, une relation un peu plus ambivalente. En effet, si elle demeurait parfaitement inconditionnelle de son grand loup de mari et de tout ce qui émanait de lui, quelle qu’en soit la forme, elle ne pouvait réprimer de rares mouvements d’agacement, bien naturels à mon avis, à la vue des meubles en cuir du salon massacrés par les griffes de Velux, les poils omniprésents sur chaque fauteuil et canapé de la maison et surtout, ce refus obstiné, presque agressif au fond, de Velux de rester, au moins la nuit, dans son panier. Elle s’interdisait bien évidemment d’émettre la moindre réserve à son endroit mais elle sentait confusément que Velux ne l’aimait pas non plus. Sans vraiment se l’avouer, elle pressentait que sa place dans le lit et même dans la maison et même dans la vie de son grand loup n’était pas complètement garantie alors que celle de Velux était définitive.

Elle gardait donc vis-à-vis de Velux une distance respectueuse. Jamais elle ne le touchait, elle se contentait juste de repousser gentiment ses tentatives répétées de fourrer son museau humide sous ses jupes. Elle ne le sortait pas, ne lui lançait pas son immonde balle de tennis toute mâchouillée pour qu’il la ramène et manifestait un intérêt poli sur les récits de ses exploits au parc que son grand loup ne manquait pas de lui faire.

Velux, quant à lui, limitait sa considération vis à vis d’Odette à des aboiements urgents quand il avait faim ou quand Odette prétendait rentrer dans sa chambre.


JBB, engoncé dans son peignoir et chaussé, faute de mieux, de ses bottes de chasse sortit sur le palier de l’appartement en appelant « Velux, Velux » tout en restant lucide sur l’inanité de la démarche. En effet, Velux n’avait pas pu sortir de l’appartement pour la bonne et simple raison qu’il n’y avait pas de sortie. Odette, comme nous l’avons vu plus haut, ne le sortait jamais. Donc si Velux n’était pas à l’intérieur de l’appartement où donc était passé Velux ? Et, plus grave, qui pouvait vouloir du mal à Velux ?

Les amateurs de chiens, tout comme les amateurs d’enfants, sont persuadés que tout le monde partage leur attachement béat. Ils n’hésitent pas à raconter les progrès quotidiens et l’incroyable vivacité de leur progéniture sans imaginer une seule seconde que l’on puisse être indifférent voire dégoûté, voire hostile à ces choses bruyantes et baveuses.

Parce qu’il en était le maire d’une part et du fait de la personnalité exceptionnelle de Velux d’autre part, JBB ne pouvait concevoir un seul instant que son Velux puisse ne pas être aimé par tous les habitants du village de Cons sur Lombe. Il n’y avait donc pour lui, en toute logique, qu’une seule personne capable d’une forfaiture à l’endroit de son chien, et cette personne, c’était Joseph Barbe, ce même Joseph Barbe, qui, 18 ans plus tôt…


Joseph Balbe, quant à lui, s’était réveillé ce même matin du 29 janvier de fort bonne humeur. Une bonne humeur non seulement inhabituelle chez lui mais parfaitement infondée, ce qui ne manqua pas de l’étonner voire de l’inquiéter. Aucun motif sérieux ne pouvait justifier une telle poussée d’allégresse. On était au mois de janvier. Joseph devait encore finir de réparer la voiture de Robert Lebranchu, et supporter l’ineffable logorrhée du susdit lorsque celui-ci allait devoir extraire du fond de son costume gris trois pièces de directeur d’école de la République, son chéquier pour payer la facture de la réparation de sa 2CV. JB allait aussi devoir entendre sans les comprendre, les éructations vociférantes de monsieur le maire, son frère comme susmentionné, dans le microphone de la place de la mairie, ce qui était loin d’être une musique douce à son oreille. La chatte, Cléo, elle-même, semblait étrangement contaminée par l’humeur quasiment folâtre de son maitre. Elle, qui, lors d’une journée ordinaire effectuait un maximum de deux déplacements - du siège arrière de la voiture en cours de réparation à sa gamelle puis retour- se prit d’affection pour un petit boulon graisseux qui trainait sur le sol et entreprit avec lui une passe endiablée qui laissa Joseph Balbe tout aussi perplexe.


Nous l’avons déjà évoqué, Joseph Balbe, JB pour tous ceux qui le connaissaient, à ne pas confondre avec JBB, voir supra, JB donc, était un taiseux. Sans avoir conceptualisé plus avant son silence, il trouvait de façon générale que les gens consommaient trop de mots et qu’une hygiène de bon aloi consistait à économiser cette ressource pour la réserver à de très rares, mais très grandes, occasions. C’est pourquoi lorsque, ce matin-là, Robert Lebranchu, notre jovial directeur de l’école municipale de garçons, vint récupérer sa 2Cv qu’il avait confiée à JB pour la révision annuelle, et qu’il posa, mécaniquement si l’on peut dire, sa sempiternelle question « alors, comment elle va ? », il fut abasourdi de s’entendre répondre un « bien ! » clairement et fortement énoncé, lui qui s’attendait classiquement de la part de JB à un grognement borborygmique, certes polysémique mais non moins obscur. C’est ce « bien ! » là qui lui fit dire, bien plus tard, lors du cocktail traditionnel qui suivait toujours le discours du maire, et le justifiait d’une certaine façon, alors que toute la petite ville de Cons sur Lombe s’interrogeait in petto sur la disparition de Velux et sur le silence pour le moins troublant qui entourait cette disparition, c’est ce « bien !» là de JB, ce « bien ! » tonitruant et quasiment rabelaisien, qui fit dire à Robert Lebranchu qu’il avait de bonnes raisons de croire, que toutes choses égales par ailleurs, c’était lui, JB, le frère du maire, qui avait fait le coup.

Mais quel coup ?


Solange Levun, la boulangère du village, soupçonnée sans preuves véritables, par certains habitants de Cons sur Lombe, d’avoir un ancien petit béguin pour Monsieur le Maire, avait confirmé les propos de Robert Lebranchu. C’était, selon elle, forcément JB qui avait fait le coup.

Solange fondait son intuition sur deux évènements apparemment sans lien l’un avec l’autre. Le premier tenait au fait qu’elle n’avait pas compris le moindre mot au discours de Monsieur le Maire du haut de sa tribune, ce samedi-là. Convenons, ici, sans que nul n’en prenne ombrage, que tel était le cas de tous les habitants de Cons lorsqu’ils venaient écouter JBB parler. L’important, pour chacun d’entre eux, était toujours ailleurs que dans les mots un peu compliqués de leur élu.

Quant à Solange, sa capacité à mobiliser son attention toute la durée d’une phrase s’était évaporée depuis fort longtemps. Dès ses premiers jours à l’école primaire en fait, quand elle avait compris, dans une fulgurance et dans les yeux gourmands du directeur de l’école, qu’être jolie était somme toute plus payant, si l’on peut dire, qu’être attentive.

L’important pour Solange résidait dans ce qu’elle appelait, en globalisant le concept, son «allure». Elle consacrait ainsi l’essentiel de son temps à se mirer soit dans les yeux de ceux qui la miraient soit dans les reflets de tout ce qui reflète : rétroviseurs des voitures garées alentour, vitrines des magasins, portes d’entrée de la mairie.

Quand, après coup, elle repassa dans sa tête le film des évènements, elle se souvint qu’elle avait encore moins compris que d’habitude le sens des propos de Monsieur le Maire. Elle n’avait distingué que quelques bribes de l’infame galimatias qui s’écoulait de la bouche sensuelle du représentant de la ville. Quelque part, dans un repli de sa conscience, Solange s’était même demandé si Monsieur le Maire n’était pas un peu saoul, ou malade, ou étrangement amputé d’une partie de lui-même ? Solange avait rapidement replié cette pensée, car elle trouvait épuisant de consacrer du temps à autre chose qu’elle-même.

Le deuxième évènement qui, a posteriori, sembla à Solange Levun source d’enseignements féconds fut la visite de JB, le frère de JBB, à la boulangerie Levun. Non pas que Joseph Balbe, JB, vienne à la boulangerie fut un évènement notable en soi, puisqu’il y venait immanquablement, tous les matins depuis 18 ans, quelle que soit la température extérieure. Il s’obstinait même à venir les deux jours de fermeture annuelle, en signe de protestation idéologique. Non, ce qui, a posteriori, avait paru extrêmement trouble à Solange, c’est non seulement qu’elle avait effectivement, elle aussi, clairement entendu JB dire « bonjour », ce qui n’arrivait absolument jamais, elle s’était, de fait, habituée depuis 18 ans à son grognement singulier en guise de salutation, non, ce qui avait véritablement estomaqué Solange était que JB, en sus de réclamer son habituel batard bien cuit, avait demandé à voir Pedro, l’apprenti boulanger, et avait même pris le temps de fumer une cigarette en sa compagnie. Et, ça, en 18 ans de boulangerie, ça n’était jamais arrivé. Ça voulait forcément dire quelque chose, non ?


Mais brisons là quelques minutes le fil de notre récit pour présenter notre Pédro, apprenti boulanger.


Solange Levun s’était retrouvée veuve six jours après son mariage. Personne n’avait compris comment René Levun, boulanger de son état, petit homme sec et presque gringalet, ce qui n’est pas sans surprendre, s’agissant d’un boulanger, personne n’avait compris donc comment cet homme dans la force de ses quarante ans, cet homme qui avait encore tant d’années de miches devant lui, avait pu s’écrouler la tête la première dans son four à pain, ce matin de juin, irrémédiablement et définitivement, mort.

Si Solange en fut sincèrement chagrinée, elle fit montre d’une dignité et d’un courage dans l’épreuve que beaucoup lui envièrent. A 22 ans à peine, son veuvage lui allait comme un gant. Plus jolie que jamais derrière la voilette noire de son bibi, elle passait dans les bras compatissants de tous les hommes du village présents aux funérailles, lesquels ne se privèrent pas de lui prodiguer, outre de chaleureuses embrassades, force conseils sur ce qu’il conviendrait de faire de la boulangerie à présent qu’il n’y avait plus de boulanger.

Solange écouta sagement en dodelinant de la tête les conseils si aimablement prodigués quoique non sollicités, comme il en va souvent des conseils gracieux, versa quelques nouvelles larmes courageuses et embaucha le soir même un apprenti boulanger d’une ville voisine, une espèce de colosse italien ou espagnol, on confond toujours n’est-ce pas ? qui répondait au nom de Pedro. Personne ne sût précisément comment ce Pedro était arrivé dans la vie et dans la boulangerie de Solange Levun ce soir-là mais le fait est qu’il y resta et occupa cette place centrale, et non moins indéfinissable, pendant plus de quinze ans. Personne n’avait jamais vraiment non plus entendu le son de sa voix et nul ne s’en étonnait tant il était clair pour tout le monde qu’étant un étranger, les étrangers ne parlent pas - que pourraient-ils avoir à dire ? - et n’entendent pas non plus sinon pourquoi aurait-on besoin de leur parler si fort quand on s’adresse à eux ?

Nul ne savait non plus comment Solange et lui communiquaient tant il semblait s’agir d’une communication au regard plutôt qu’à la voix, encore que certains prétendaient que ce Pedro l’avait fort belle , la voix bien sûr, et qu’on l’aurait même entendu pousser la chansonnette, en italien ou en espagnol, à l’aube, devant ses voluptueuses miches de pain juste sorties du four, ce même four qui avait vu, on s’en souvient, René Levun, le mari de la boulangère s’écrouler la tête la première dedans.


Que l’on me permette ici d’intervenir pour souligner que Pedro était for bel homme. A l’inverse de son prédécesseur, il n’avait rien d’un gringalet. Le pétrin, contrairement à d’autres, lui avait bien réussi et avait même contribué à le solidement charpenter. C’est surtout en tout début de matinée, une fois les miches sorties du four et mises à refroidir, quand il venait fumer sa cigarette, dos au mur, au soleil, dans la cour de la boulangerie, qu’il dégageait une virilité tranquille mais non moins hypnotique. Ses cheveux bruns mouillés de sueur rejetés en arrière, les traces de farine sur ses biceps bronzés, le marcel blanc, les mains un peu courtes mais déterminées - de ces mains qui savent ce qu’elles veulent, pas des mains molles qui perdent leur temps à tergiverser, non, des mains qui en ont vu, prêtes à empoigner les miches et la vie avec la même ardeur. Cela dit sans parler de son pantalon noir de boulanger, noir ou plutôt blanc de poussière, un pantalon de toile grossière, fait pour le travail, trop grand bien sûr, à force d’avoir servi, mais justement parfaitement irrésistible pour cela même, laissant deviner des fesses en forme de sourire et des cuisses sculptées dans de la pierre.

Que pour finir le portrait de Pedro l’on se représente la petite trace de farine sur le sourcil droit, trace qu’il arborait chaque jour immanquablement, à se demander si cette tâche de farine ne faisait pas partie intégrante de son personnage et l’on comprendra sans peine que sa supposée non maîtrise de la langue française n’était nullement un handicap dans sa communication non verbale avec la gent féminine de Cons sur Lombes.


Ce matin-là, le matin où Velux avait disparu et où JBB, le maire de Cons sur Lombes et également propriétaire du dit chien, avait tenu publiquement des propos jugés par de nombreux témoins, incohérents, ce même jour où JB, le frère du susdit, avait fait montre de l’allégresse symptomatique de quelqu’un qui a fait ou va faire le coup, et avait de surcroit fumé une cigarette forcément coupable avec Pedro, l’apprenti boulanger, ce matin-là donc, Pedro comprit qu’il était temps pour lui de plier bagage.


Quand les gendarmes vinrent, ce soir-là, prévenir Odette que son grand loup de mari avait descendu son frère de plusieurs coups de carabine, et qu’en conséquence de quoi, il risquait fort de ne pas passer la nuit prochaine ni les suivantes avec elle, elle ne fut pas franchement surprise. Elle n’avait jamais eu le courage de demander quelle était l’origine du conflit entre les deux frères mais elle sentait bien, qu’un jour ou l’autre, ça allait mal tourner.

C’est en s’apprêtant à suspendre le linge dans la buanderie qu’elle s’aperçut qu’elle avait oublié de faire tourner la machine à laver ce matin-là, comme tous les matins. Et c’est encore en s’apprêtant à lancer le programme long à 90°, qu’elle s’aperçut que Velux, le teckel à poils dur de son grand loup, Velux donc, s’était enfermé dans la machine à laver le linge et semblait globalement fort mécontent de sa journée.


JBB fut libéré trois jours plus tard.


Il avait suffi de quelques coups de fil bien sentis au préfet, lequel avait passé les quelques autres coups de fil qui s’imposaient au ministère de l’intérieur lequel avait aisément conclu, au vu de ce que l'on savait déjà du dossier, à la légitime défense et enterré, si l’on peut dire, l’affaire.

L’histoire se serait terminée là si JBB, lui-même, n’avait gardé une rancune tenace à Odette pour ce qui s’était passé. Il ne parvenait en aucune façon à lui pardonner la disparition de Velux ce fameux jour de janvier et ne concevait d’autres remords que celui d’avoir épousé une femme aussi légère et inconséquente. Velux, lui-même, partageait intégralement l’opinion de son maître et occupait désormais sans partage la place dans le lit conjugal.


Odette se trouvait provisoirement reléguée au canapé en cuir râpé du salon dans l’attente d’une expulsion définitive qui semblait inscrite depuis toujours sur la feuille mariage de son livret de famille. C’est en rangeant celui-ci qu’elle tomba sur une page jaunie, elle aussi, de la gazette de Cons sur Lombe qui datait de 18 ans plus tôt et sur laquelle une annonce immobilière était entourée de rouge. L’annonce parlait d’un bien, un château je crois, ou du moins une belle demeure de maître, mise en adjudication à une somme apparemment dérisoire.

Odette évaluait avec beaucoup de lucidité son préavis avant expulsion à 48h. Elle n’avait pas partagé les quinze dernières années de sa vie avec son grand loup sans le connaître au millimètre. Elle savait parfaitement décoder le moindre de ses grognements, ses excès de fébrilité, indicateurs d’un besoin urgent d’attention comme ses silences accablants indicateurs tout aussi infaillibles d’une avalanche de reproches en gestation. Ce qui lui semblait, dans le cas présent, faire office de préavis avant expulsion était la façon, obsessionnelle et non moins sonore, avec laquelle son grand loup s’était mis à ranger. Que l’on ne se méprenne pas, JBB rangeait compulsivement ses affaires, affaires qui avaient au fils des ans grignoté l’intégralité de l’espace domestique, sols, murs et plafonds : tête de sanglier, cors de chasse, décorations, registres des permis de construire délivrés par la mairie, piles de numéros jaunis du Chasseur Français, tableaux animaliers hérités de l’oncle Robert, lequel se piquait d’avoir quelque talent en matière de peinture d’art, photographies de Vélux, photographies du père de Vélux, des cannes, des parapluies, des chapeaux, des vestes de chasse, des bottes pour la chasse, des fusils…


Les affaires d’Odette, quant à elles, tenaient dans une valise en carton. Odette était, en effet, venue au mariage, nue, pour ainsi dire.

Odette était l’aînée d’une fratrie de dix enfants alors on imagine bien que de dot il ne fut point question. Certes, il y eut bien un contrat de mariage, aboutissement de transactions assez obscures entre son père Édouard de Gaspérie, propriétaire d’une fabrique de cuir, ruiné jusqu’à l’os, et son futur beau-père, Jean Balbe, maire de Cons sur Lombe, transactions s’apparentant plus ou moins à un troc, ce qui n’est pas sans poser de complexes problèmes d’évaluation, problèmes bien connus des notaires de tous les temps car, quelle est la valeur d’une épouse de noblione extraction pour le futur maire de la ville, lui-même descendant du maire actuel et, corollairement quelle est la valeur d’une parole donnée étourdiment ? Mais quelle parole ? Donnée à qui ? Pourquoi « étourdiment » ?


Bref, on l’aura compris, notre Odette n’avait rien d’autre que son amour, inconditionnel et quelque peu impulsif, pour son grand loup de mari lorsqu’elle se présenta, en descendant de l’autocar, la valise à la main, à la mairie pour être mariée par son futur beau-père.

Elle n’avait revu aucun membre de la famille de Gaspérie depuis la veille du jour de son mariage car personne n’avait fait le déplacement pour ses noces et elle avait fini par renoncer à présenter ses vœux annuels qui étaient, tant de fois, restés lettre morte.


Odette savait, en se réveillant ce matin-là dans le canapé en cuir élimé du salon, elle savait comme si la décision s’était déposée en elle pendant la nuit, comme une cigogne dans les livres pour enfants, oui, une cigogne de dessin animé, qui aurait déposé un bébé dans un paquet en toile, ou encore comme le marchand de sable de Bonne Nuit les Petits dépose son sable sur les yeux des enfants endormis, Odette savait, ou plutôt reconnaissait cette décision qui avait germé en elle pendant la nuit, grossi comme un enfant qu’elle aurait porté, enfant qu’elle n’avait pourtant jamais porté, mais cet « enfant-décision » reposait en elle comme une évidence qui se serait logée, là, en son giron, une décision vivante qui palpitait quelque part en elle, demandait à prendre forme, demandait à sortir, demandait à devenir, oui, une décision qui aurait fini sa gestation, une décision prête à éclore, ronde et finie, oui, incroyablement prête en somme, une décision mûre, fatale, tellement présente, tellement incontournable, en son centre, oui, Odette Marie de Gaspérie, épouse Balbe, pouvait visualiser avec une incroyable netteté ce qu’elle allait faire ce matin-là en se levant, l’ordre dans lequel elle allait le faire, les gestes précis qu’elle allait enchainer, comme un film qu’elle se serait projeté, film dont elle aurait été tout à la fois le metteur en scène et l’héroïne, film au ralenti mais néanmoins précis, oui elle voyait dans ce film en train de se projeter comment la décision déposée en elle cette nuit-là, avait déjà pris forme, comme si elle avançait sans elle, déjà partie devant en quelque sorte, déjà découpée en une succession d’évènements, déjà autre chose qu’une décision, alors qu’elle n’avait pas encore posé le pied par terre, cette décision partie, partie sans l’attendre finalement, déjà autonome, plus tout à fait une décision, en passe de devenir un acte, comme on dit, oui, Odette, en se réveillant sur le canapé élimé du salon, ce matin-là avait parfaitement compris ce qu’elle était sur le point de faire.


Pedro était fou amoureux d’Odette, la femme du maire.

C’était un amour qui datait de l’enfance et qui avait grandi en même temps que lui. Ils se connaissaient depuis l’école et partageaient le même silence. Pedro, fils unique de réfugiés espagnols, avait trop honte de son accent et de ses fautes de français pour parler haut. Quant à Odette, aînée d’une fratrie de dix, elle n’avait pas eu le temps d’en placer une, comme on dit vulgairement, que ses frères avaient déjà couvert sa voix. Leur amitié s’était faite de silences partagés, de solidarité face à la rudesse de la cour d’école, une forme de protection mutuelle et un refuge de tendresse.

L’un et l’autre n’avaient pas de mère. Celle d’Odette, comme si elle n’avait pu trouver d’autre moyen pour en finir avec les grossesses à répétition que de mourir, était morte en accouchant de son neuvième fils. La rumeur voulait qu’elle aurait expiré en expulsant son bébé en poussant un « enfin ! » pratiquement jubilatoire.

La mère de Pedro, elle, était enterrée dans le silence buté de son mari, le père de Pedro, qui répondait à toute question la concernant qu’elle ne reviendrait plus, non, plus jamais.


Les deux enfants avaient donc grandi dans l’indifférence générale et dans l’attachement réciproque. Un attachement « pure laine » si l’on peut dire, dépourvu de vilaines pensées mais d’autant plus viscéral qu’il était premier.

Ce n’est qu’à l’adolescence que les gens du village commencèrent à remarquer que Pedro était devenu, sans que nul ne s’en fut aperçu, une sorte de colosse, extrêmement bien bâti, alors qu’Odette avait gardé son côté sauterelle maigrichonne initial. Sans ses yeux immensément bleus, elle serait passée totalement inaperçue et on aurait sûrement trouvé de bonnes âmes pour plaindre son veuf de père de ne jamais pouvoir la marier.

Quand Odette avait pris sa valise en carton et son bus pour se rendre à son mariage avec JBB au village de Cons sur Lombes, Pedro avait décidé de la suivre dès que l’occasion s’en présenterait. Et l’occasion s’en présenta moins d’une semaine plus tard quand René Levun, le boulanger de Cons, tomba, raide mort, la tête la première dans son four à pain.


Pedro, en plus d’être boulanger, avait d’autres cordes à son arc. Il faisait du trafic de pièces détachées de voitures de collection et se trouvait être, en cette qualité, le fournisseur privilégié de JB, le frère du maire, garagiste de son état. Il fournissait également des renseignements à la résistance espagnole en glissant des microfilms dans les miches de pain censées alimenter une auberge à la frontière espagnole. Il entretenait aussi un subtil réseau de jalousies auprès des hommes et femmes du village, chacun, chacune, étant persuadé qu’il en pinçait pour tel ou telle sans oser se déclarer. Bref, on l’aura compris, Pedro était un mauvais garçon. Un mauvais garçon mais pas un mauvais bougre et s’il déclenchait, bien malgré lui, quelques haines farouches, lui ne nourrissait aucune antipathie envers quiconque si ce n’est à l’encontre du maire lui-même et de son inénarrable chien, Velux.

Dans l’esprit de Pedro, le chien Velux et le maire de Cons sur Lombes se confondaient en une seule et même entité qui lui avait volé sa douce Odette pour la réduire à un révoltant esclavage.

C’est pourquoi, ce fameux samedi de janvier, quand Velux avait été porté disparu, quand JB, le frère du maire était venu à la boulangerie, Pedro avait décidé qu’il était temps d’agir.


Odette se leva, prépara, comme chaque jour, la pâtée pour Velux sans manquer d’y intégrer, cette fois-ci, une dose de poison susceptible d’achever un cheval, s’assura, qu’à son habitude, le dit Velux avait voracement terminé et nettoyé sa gamelle à coups de langue râpeuse, le regarda regagner d’un pas de sénateur sa place dans le lit auprès de JBB encore ronflant, suivant ses habitudes, à cette heure matinale et attendit.

Et c’est en attendant qu’elle vit Pedro lui faire de grands signes par la fenêtre.

Force est ici de constater qu’Odette n’était guère portée sur l’observation des gens et sur l’analyse de ceux-ci. Par son éducation, ou plutôt par son absence d’éducation, elle fondait ses jugements sur une intuition qui lui faisait office de boussole. Non seulement elle n’avait pas l’habitude de parler de sentiments mais elle aurait été bien en peine de décrypter ceux-là mêmes qui l’habitaient. Que l’on ne se méprenne pas, Odette était tout sauf simplette, mais elle avait développé une intelligence quasi animale et c’est cette intelligence qui lui fit voir son Pedro, le Pedro de son enfance, ce jour-là, sous un jour nouveau.

Pedro portait son ineffable pantalon noir toujours trop grand pour lui et une chemise blanche très propre aux manches retroussées sur ses biceps bronzés. Ses cheveux encore mouillés d’une douche probablement récente étaient coiffés en arrière. Il avait déposé à ses pieds un grand sac noir rembourré d’on ne sait trop quoi qui lui donnait des airs de marin en partance et il faisait signe à Odette de le rejoindre au lieu de rendez-vous habituel dans dix minutes.

Odette acquiesça tout en lui signifiant qu’il lui fallait encore s’habiller décemment car elle n’allait tout de même pas sortir dehors en déshabillé et en mules à pompons.

Elle jeta un regard dans la chambre de son grand loup et se sentit tout à la fois rassurée et inquiète de voir que Velux ne semblait pas trop mal en point. JBB, quant à lui, ronflait avec la volupté de celui qui sait que nul ne va venir l’interrompre dans son processus.

Odette ajusta son chapeau, pris son grand cabas noir et referma délicatement la porte de l’appartement. Pour d’éventuels mais improbables témoins, elle fit mine de se rendre, comme tous les jours, au marché. Elle se surprit même à penser que son grand loup pourrait toujours manger pour son petit déjeuner les restes du petit déjeuner d’hier qu’il avait boudé sans rime ni raison, lui qui aimait tant ses rognons de veau aux oignons caramélisés et ses tétines de vache à la croque au sel.

Quand elle retrouva Pedro à l’ancien lavoir désaffecté, elle était encore turlupinée par le petit déjeuner de son grand loup. Et quand Pedro, sans mots dire, lui montra le contenu de son sac de marin, elle eût du mal à ajuster sa vision tant elle s’attendait à y trouver les courses de nourriture pour la journée.

Pedro avait amassé une fortune en petites coupures à coup de petits coups, stratégie pensait-il somme toute plus efficace, qu’un grand coup à grandes coupures.

Pas une seconde, il n’avait imaginé qu’Odette, son Odette, l’Odette de son enfance, fut une femme à grands coups et à grandes coupures. C’est seulement quand il vit se dessiner un sourire sur ses lèvres, un sourire un rien condescendant mais néanmoins empreint de tendresse, un sourire de femme qui a de sacrées longueurs d’avance, qu’il comprit qu’il était à ses yeux, aux yeux de son Odette, ce que d’aucuns nomment un petit joueur.



***


Velux se sentait patraque.

Il avait pourtant englouti l’intégralité du contenu de sa gamelle en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire puis était parti se remettre au lit avec son Papounet, nom d’auto-baptême que s’était donné JBB dès que Velux était entré dans sa vie. « Viens voir ton Papounet » lui disait-il pour l’apaiser quand il était pris de ces crises d’aboiements compulsifs que rien ne semblait pouvoir enrayer. Il faut ici se résoudre à un aparté concernant le rapport que certains propriétaires canins entretiennent avec les aboiements de leurs chiens. Ils ne les entendent littéralement pas. Non que les propriétaires canins aient tous une ouïe défaillante, non, loin de là. Plutôt, à l’instar d’une mère qui reconnaît avec une acuité singulière les pleurs de son enfant au milieu de nombreux autres enfants, les propriétaires canins n’entendent pas les aboiements de leur chien comme vous et moi, ils les entendent largement assourdis et aseptisés de leur caractère irritant ou anxiogène. Ainsi, Velux pouvait hurler à la mort des heures durant ou aboyer compulsivement dès qu’une personne entamait la première marche de l’escalier - ce qui, compte tenu de la taille de l’immeuble, arrivait un certain nombre de fois par jour, JBB affirmait sans rire que Velux était un chien extraordinairement silencieux.

Velux hésitait ce matin-là sur sa stratégie sonore. Il se sentait patraque, nous l’avons dit. De ces jours où, sans raison véritable, ça ne va pas. On se sent intranquille. Pas vraiment inquiet, juste intranquille. Tout à la fois, en manque de quelque chose et saturé de quelque chose. Sans savoir de quoi. Il avait envie de sortir au parc et envie de rester au lit. Envie d’aboyer et d’hurler à la mort les deux en même temps, ce qui est, on le conçoit aisément, impossible. Il aurait bien déchiqueté une mule d’Odette mais elle était déjà amplement déchiquetée. Il aurait volontiers bavé dans l’oreille de son Papounet pour qu’il se réveille et lui gratte l’oreille à son tour mais son Papounet semblait ne pas vouloir se lever.

Velux avait parfaitement conscience d’être le reflet de l’humeur inconsciente de son maître : quand celui-ci était joyeux, comme quand par exemple il allait voir Solange à la boulangerie, Velux frétillait gaillardement. A l’inverse, quand JBB passait non loin des odeurs du garage de son frère, Velux sentait ses poils se hérisser, durs comme un balai O'cedar. Mais lorsque JBB n’avait pas d’humeur, comme ce matin-là, Velux ne savait pas sur quel pied danser. Il se sentait patraque et, à y bien réfléchir, il trouvait qu’Odette l'avait regardé d’un drôle d’air.


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JB, de son vivant, avait toujours été le fils préféré de sa mère.

Louise-Marie Lambert épouse Balbe avait toujours été parfaitement claire sur ce point : son deuxième né, JB, était, sans conteste, ce qui lui était arrivé de mieux dans la vie. Ayant dorloté cette conviction avec ferveur pendant plus de soixante-dix ans, il eût été bien trop coûteux pour elle, mais aussi pour l’équilibre global de la famille Balbe, de la remettre en question sur le tard.

Contrairement à son frère JBB, rien en JB, ne rappelait la branche Balbe, ni physiquement ni autrement. Tout en lui semblait tenir d’un ailleurs que Louise-Marie peinait à identifier clairement. Les échecs scolaires de JB à répétition, sa relative imperméabilité à toute forme de mauvaise conscience, son refus, silencieux mais non moins obstiné, de se marier et de fonder une famille, son visage en lame de couteau et cette façon de se taire froidement mais irrémédiablement lui conféraient un charme, du moins aux yeux de sa mère, un charme quasi exotique. De même que les enfants rêvent parfois d’être des enfants adoptés, les parents rêvent aussi avoir enfanté avec d’autres parents.

Louise-Marie se prenait ainsi parfois à partir dans des rêveries langoureuses, rêveries pendant lesquelles elle se remémorait une aventure d’une nuit passionnée avec un matelot tatoué qui sentait bon le vent, le sel et le rhum, et, de cette nuit d’amour incomparable serait né ce fruit prodigieux, son deuxième fils, JB.

Louise-Marie adorait particulièrement la scène où elle pénétrait de nuit dans la cabine de son capitaine (car il s’agissait nécessairement d’un capitaine) et où il lui promettait de revenir une fois sa mission au-delà des mers, de l’autre côté de la terre, achevée, et de l’emmener, elle et le fils sur le point d’être conçu, dans sa maison aux mille fenêtres pour vivre d’amour et de pêche fraîche.

Le fait que Louise-Marie n’ait jamais vécu à une quelconque proximité de la mer ne posait pas de problème majeur pour l’élaboration de son récit intérieur au point même qu’elle avait exigé que ses cendres, le jour venu, soit dissipées au large de Belle-Île, en haute mer, un jour de grand vent, pour qu’elles rejoignent (les cendres) les restes de son bien aimé, forcément péri en mer, sans quoi, il aurait tenu sa promesse de venir les chercher, elle et son fils sur le point d’être conçu.

Bref, Louise-Marie Lambert épouse Balbe, fille et sœur de notaires depuis trois générations avait organisé son testament de façon à ce que tout son héritage, héritage constitué d’une maison de maître, un portefeuille de valeurs mobilières, quelques bijoux et deux ou trois tableaux, aille exclusivement à JB. Elle considérait, non sans raison, que JBB, son fils aîné, deviendrait inévitablement maire comme son père et vivrait des subsides plus ou moins occultes de sa fonction ; que sa fille, Marie-Louise-Marie, troisième enfant du couple Lambert/Balbe dont nous ne parlerons pas ici, car de l’avis général, elle n’aurait simplement pas dû naître, n’aurait logiquement besoin de rien.

Grâce à quelques habiles manœuvres de vente à bas prix de la demeure familiale à la mairie de Cons sur Lombe, laquelle mairie avait financé les travaux de rénovation qui s’imposaient puis avait revendue la dite maison à encore plus vil prix à une indivision nommée « La Louise » (du nom du navire sur lequel Louise-Marie …etc…etc) laquelle indivision avait ensuite échangé la demeure contre un garage nouvellement équipé et sobrement nommé le garage de JB et quelques voitures de collection.

Si certains habitants du village de Cons sur Lombe qui avaient eu vent de tout ou partie de l’histoire estimaient que cet héritage pour le moins léonin était à l’origine de la brouille entre les deux frères, ils se trompaient grandement.

C’est une petite chronique dans le journal du dimanche, le Cons/Lombe Weekend, qui mit le feu aux poudres. Elle était signée d’un certain James Garry, plume parfaitement inconnue jusqu’alors, et qui prétendait raconter, de l’intérieur, la vie d’un petit village français en « croquant »- c’était le terme choisi- ses délicieusement pittoresques habitants. Son point de vue était celui d’un américain fraîchement débarqué de son Wisconsin natal, qui s’étonnait sur un ton faussement naïf et un brun agaçant, c’est moi qui souligne, des mœurs locales. Son premier « croquis », ainsi qu’il dénommait sa petite chronique, racontait l’histoire de la famille Boisjoli sur quatre générations. On y apprenait incidemment que Gustave Boisjoli avait changé son nom de Boisseau pour Boisjoli au siècle précédent, persuadé qu’il était, ce faisant, de grimper subrepticement quelques barreaux de l’échelle sociale. Il était menuisier de son état et devait épouser en justes noces une fille de Gasperie laquelle, par un heureux hasard de propriété venait d’hériter de grandes forêts de son oncle Benoit de Gasperie, frère pourtant haï de son père et époux de la malheureuse Valentine Levun, mère du boulanger déjà connu de notre histoire. On apprenait dans cette petite chronique provinciale comment de simple menuisier, Gustave Boisjoli s’était retrouvé à la tête d’une entreprise de fabrication de meubles, cercueils et équipements municipaux, entreprise extraordinairement prospère qui fournissait tout ce qui pouvait être en bois dans la ville. Si les quatre fils Boisjoli avaient tous fait carrière dans des ministères (l’aîné à l’intérieur, le second à l’équipement, le troisième aux finances et le quatrième pour une raison obscure à l’enseignement), la fille Edmonde de Boisjoli ( un « de » opportun s’était faufilé dans cette généalogie) avait épousé un de Gasperie. La chronique- croquis de la semaine suivante portait sur la famille Brisac qui avait bâti un empire sur les tétines de vaches . C’était le grand-père Brisac, Anatole de son prénom, qui avait eu l’idée de racheter aux éleveurs du coin, à la sortie de l’abattoir les pièces que personne ne voulait et c’était sa femme, Bernadette Brisac, qui avait eu l’idée de les cuisiner à sa façon pour les revendre aux bistrots du coin. S’agissant d’un ingrédient extrêmement malléable, la tétine de vache, Bernadette avait pu le décliner d’autant de façons qu’il y avait de plats du jour dans une semaine : à la croque au sel, en hachis Parmentier, version tripes à la mode de Caen, version fricassé aux légumes nouveaux…Petit à petit, l’entreprise Brisac avait grandi et fournissait désormais les menus quotidiens de tous les restaurants du coin mais aussi de toutes les cantines municipales et entreprises locales, sans parler bien sûr des boucheries du village. Quand d’aucuns s’aventuraient à demander la recette de tel ou tel plat signé Brisac, il leur était invariablement répondu, qu’à l’instar de cette célèbre grande marque de boisson américaine, la recette était un secret de fabrication de Mamie Bernadette jalousement conservé au coffre fort de l’entreprise. Le croquis s’achevait sur la description détaillée du menu du mariage en grandes pompes d’un fils Brisac avec une petite fille du bon Docteur Moulin, menu où ne figurait bizarrement aucun produit de la Maison Brisac, ce qui n’était pas sans étonner notre chroniqueur américain qui annonçait par ailleurs que le bon Docteur Moulin ferait l’objet de la chronique de la semaine suivante. ... Le bon docteur Moulin, expliquait le chroniqueur américain, avait la réputation d’être profondément humain et de ne pas supporter la souffrance. Il avait coutume d'affirmer qu’une mort douce et choisie était infiniment préférable à de longues et inutiles souffrances. Il se faisait fort d’annoncer à ses patients très en amont leur fin imminente. Il se proposait alors d’alléger les souffrances et d’offrir un départ serein vers un au-delà bien meilleur qu’un ici-présent. Si d’aucuns eussent pu s’émouvoir du nombre extraordinairement élevé de décès de sa patientèle comparé à la moyenne de tout autre médecin de campagne, une telle statistique pour le moins macabre n’existait pas et nul n’aurait imaginé mettre en cause le sérieux du diagnostic /pronostic du docteur Moulin, diplômé de l’Université de Paris et ancien interne de l’hôpital d’Aix-les-Bains. Le bon docteur Moulin avait une administration huilée, si l’on peut dire, de ses patients chancelants. Une fois celui-ci identifié, le plus souvent à l’occasion d’une consultation pour une certaine douleur sourde, difficilement localisable, mais néanmoins tenace et invalidante, le bon docteur Moulin se mettait, de lui-même et afin d’alléger la peine de la famille, en relation avec Maître Honoré de Gasperie, notaire de père en fils depuis quatre générations implanté à Cons sur Lombes depuis 1871, et qui, ce faisant n’ignorait rien de l’histoire de chaque famille et avait, toujours en un temps record, ce qui, soit dit en passant, n’est guère fréquent pour cette profession, des actes testamentaires prêts à signer en un tour de main. Le bon curé Froissard (anciennement Raoul Desforges, ex-taulard bien connu des services de police, reconverti dans la robe alors qu’il était en prison à Aix-Les-Bains, pour des raisons obscures), débonnaire rondouillard accourait adoucir les derniers moments du mourant en organisant en concertation avec lui la cérémonie, le menu précis du repas des funérailles jusqu’au denier du culte et les dons aux bonnes œuvres. Bref, on l’aura compris, l’intervention en cascade du bon Docteur Moulin, du notaire et du curé transformait la fin de vie en une douce descente en luge sur de la neige fraîche. Les familles, tellement soulagées de toute cette prise en charge, ne se préoccupaient pas des quelques légers coups de rabot opérés sur le patrimoine, lequel patrimoine était tellement conséquent que nul n’en connaissait précisément l’étendue si ce n’est le défunt, lequel n’en pouvait mais. On notera sans y voir malice, que les patients du bon docteur Moulin avaient tendance à mourir d’autant plus jeunes qu’ils avaient fortune amassée, ce qui n’est pas complètement absurde dans la mesure où les pauvres de Cons sur Lombes n’auraient certainement pas eu les moyens de s’offrir une consultation chez le bon docteur Moulin ce qui les dispensait d’une certaine façon d’avoir des douleurs sourdes, difficilement localisables et non moins invalidantes. Les Balbe arrivaient en quatrième chronique. On apprenait que la mère du maire était un peu fêlée, ce que nous supputions déjà mais aussi qu’elle aurait fait de drôles de transactions avec la mairie au profit d’un de ses fils, au détriment de l’autre, en conséquence de quoi, son époux légitime et maire de la ville tout en étant père des précédents aurait, en accord avec le bon docteur Moulin, organisé une descente en luge sur la neige fraîche pour son épouse. La dernière chronique de cet américain pas si tranquille révélait que l’actuel maire de Cons sur Lombes aurait effectué des coups de rabot sur toutes les successions de la ville à son profit, y compris sur la succession non encore ouverte de son propre frère, coups de rabot initiés par son grand-père et pour lequel il ne voyait de ce fait aucun mal et qu’il aurait amassé au fil des ans une fortune colossale, fortune qui n’était pas sans poser problème puisqu’il était lui même sans successeur et que sa femme légitime, Odette, ne semblait pas vouloir lui donner d’héritier. Là où JBB commença à la trouver saumâtre fut, non pas tant quand l’article parût, car il eut vite fait de disqualifier le journaliste - un américain qui prétendait s’y connaître dans les mœurs de Cons sur Lombes ?- non, là où JBB commença vraiment à transpirer fut quand il s’aperçût que son sac de grosses coupures avait subi, lui aussi, de sérieux coups de rabot.


A suivre...









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