cimetière juif de Prague
Je me souviens.
J’étais banquière en cheffe.
De jeunes banquiers venaient me solliciter pour obtenir un accord sur des crédits immobiliers. Ils étaient focalisés, ainsi qu’on le leur avait enseigné, sur le taux d’endettement qui ne devait pas dépasser 33%. Je tentais alors de leur expliquer qu’être endetté à 33% quand on gagne 1000 euros est sensiblement différent que d’être endetté à 33% quand on gagne 10 000 euros. Et je terminais ma démonstration par cette phrase : l’important c’est le RAV, le « reste à vivre » (ce qui reste une fois les impôts, le crédit, les charges …pour vivre).
Aujourd’hui cette phrase résonne étrangement : l’important, c’est le reste à vivre…
J’ai une cliente très gentille. Elle a 92 ans. Alors que je passais chez elle la semaine dernière pour choisir les plats d'un nouveau cocktail de 50 personnes, elle est appelée au téléphone par une entreprise d’énergie. Elle prend le temps de dialoguer avec son interlocuteur : « Je comprends bien, vous voulez me faire faire des économies d’énergie ? Mais vous savez, à mon âge, ça n’a plus beaucoup de sens de faire des économies … ».
Tous les ans, les caisses de retraite écrivent à mon homme pour lui demander de fournir un «certificat de vie ». Cette année encore, il m’a chargée de mettre à la poste son «certificat de vie».
La vie (la mort, la maladie, des déménagements, un virus…) nous amène à vider des maisons. Le regard se pose alors sur ce que l’on accumule au cours d’une existence : de vieilles souches de chèques, des relevés de compte, des photos floues du carnaval de Venise, des livres, des vêtements, des analyses médicales, des pièces de monnaie étrangères ou périmées, des épices éventées, des bouts de choses qui n’ont de sens que pour celui qui les a conservés. Il y en a qui trouvent plus facile de tout jeter, d’autres qui ne peuvent rien jeter.
Cela ne dit rien du chagrin.
Ni des uns ni des autres.
Mon père se souvient.
Quand il était jeune, il allait au Maroc en traversant la France puis l’Espagne en train. Il s’arrêtait pour passer la nuit dans un hôtel en Espagne, à Madrid. Le train partait le matin, très tôt. L’hôtelier secouait brutalement un jeune homme qui travaillait chez lui pour qu’il porte les valises de mon père à la gare dans le froid de l’aube. « C’est bizarre comme certaines scènes se collent à la mémoire. Je me suis identifié à ce jeune garçon, il avait mon âge, voire un peu moins, et ça aurait pu être moi, ce garçon que l’on secoue brutalement pour qu’il porte les bagages d’un autre… ».
Je me souviens.
Je suis petite. Mes frères sont plus grands.
Mon père a un coffre en bois rectangulaire dans lequel il range des cartes postales de reproduction de tableaux. Collection ou travail méthodique pour se mettre à niveau ? Il aime nous les montrer et nous faire dire le nom du peintre ou de la toile. Je ne sais jamais. Il y en a une pourtant qui me terrifie. Une peinture de Goya. Saturne dévorant son fils.
De passage à Madrid, il y a quelques jours, je suis retournée la voir. Elle me terrifie toujours. La légende raconte que Saturne dévore ses fils parce qu’on lui a prédit qu’un jour, il serait lui-même dévoré par l'un d'entre eux…
J’étudie (pour mon Master de Littérature) la loi de 1949 sur les publications pour la jeunesse. Il est écrit qu’elles ne doivent comporter aucune publicité ou annonce… « de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse ».
Démoraliser ? Casser la morale ou casser le moral ?
Et la littérature vieillesse, alors ?
Post Scriptum (qui n’ont rien à voir) :
(1) Les tenants de la cancel culture veulent déboulonner les statues de personnalités ayant eu des rôles discutables dans l’histoire et rebaptiser les avenues. Je passe devant la Place de la République du Panama et je me demande pourquoi personne n’a suggéré de la renommer ? Et le Jardin du Luxembourg ? Et…
(2) Qui dit Toussaint dit Noël, dit festivités, dit cocktails, dit foies gras, dit commandes de fin d'année, dit Annamel...
Paris, 1er novembre, chronique de la Toussaint.
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